Entretien avec Nicolas de Coignac pour World Hydrogen
27 août 2024
« Il s’agit vraiment de créer ces partenariats et d’avoir les capacités et la volonté de répartir les risques entre les différentes parties prenantes d’un projet. Nous pensons que c’est vraiment essentiel pour amorcer le développement de cette industrie à grande échelle ». – Nicolas de Coignac
Nicolas de Coignac, Vice-Président Exécutif du Groupe, responsable des activités mondiales liées à l’hydrogène et d’Amérique pour John Cockerill, a rencontré Nadim Chaudhry avant son discours d’ouverture à World Hydrogen North America afin d’explorer le contexte actuel de l’industrie de l’hydrogène, en évoquant ses défis et ses opportunités. Regardez la vidéo complète ou lisez la transcription ci-dessous :
World Hydrogen Leaders Expert Interview: Nicolas de Coignac, John Cockerill
Transcription
NADIM :
[Nicolas], pourriez-vous nous présenter brièvement votre point de vue sur l’hydrogène et sur les activités de John Cockerill dans ce secteur ?
NICOLAS :
Avec plaisir. Merci de m’avoir donné cette opportunité. Je découvre le secteur de l’hydrogène chez John Cockerill depuis un peu plus d’un an et demi, alors que je venais du secteur du pétrole et du gaz. Ce qui est étonnant dans le monde de l’hydrogène, c’est l’ampleur de l’activité autour d’une technologie et d’un monde qui sont plutôt bien connus. Je ne parle pas de l’hydrogène gris, mais plutôt de l’hydrogène vert. Il se passe tellement de choses en ce moment. Nous sommes passés d’une période de grand enthousiasme jusqu’à il y a quelques mois à une période de scepticisme et de doute. Et je pense que les deux sont exagérés. Nous savons tous que la voie et le potentiel de croissance de l’hydrogène sont absolument incroyables.
C’est l’un des vecteurs énergétiques les plus prometteurs à l’avenir. Ce que je vois aujourd’hui, c’est probablement une activité qui est largement immature. Beaucoup de choses doivent être développées. Nous manquons de normes et de standards. Les technologies évoluent, et les usages évoluent par rapport à ce qu’ils étaient il y a quelques années. Nous en découvrons aussi de nouveaux. La réglementation est en train de changer, il y a donc beaucoup de choses qui bougent, beaucoup d’opportunités à saisir. Et je pense que ce qui est difficile aujourd’hui, c’est qu’il y a eu beaucoup de projets qui ont été envisagés, mais à ce jour, très peu d’entre eux ont atteint une décision finale d’investissement.
De nombreux acteurs sont en mesure d’apporter des solutions technologies qui sont à différents stades de maturité. Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est que nous devons amorcer la pompe de ces grands projets pour établir cette industrie. Et nous sommes toujours dans cette période où les décisions manquent.
Tout le monde cherche à savoir quelles sont les bonnes décisions à prendre et quels sont les bons projets à lancer.
NADIM :
Que pensez-vous du risque ? Y a-t-il suffisamment d’appétit pour assumer ce risque ? Ou comment pouvons-nous atténuer les risques dans le secteur et faire en sorte que davantage de projets atteignent cette décision d’investissement ?
NICOLAS :
C’est une excellente question. Et vous savez, je pense que c’est un sujet commun à toutes ces industries naissantes qui souhaitent se développer aux échelles que nous envisageons, parce qu’ici il ne s’agit pas d’installer quelques électrolyseurs; nous créons une toute nouvelle industrie à une échelle gigantesque et nous devons développer la bonne chaîne d’approvisionnement, nous devons créer les bons partenariats. Nous y travaillons actuellement. Nous avons déjà annoncé des partenariats avec Technip Energies, en créant une coentreprise, et nous en annoncerons d’autres très bientôt. Tout cela vise à réduire les risques pour l’ensemble du projet. Mais nous sommes confrontés à ces risques parce que la manière dont nous avons l’intention d’utiliser ces électrolyseurs aujourd’hui est très différente de ce que nous avons fait pendant des décennies. En ce qui concerne John Cockerill, nous produisons des électrolyseurs depuis près de 30 ans.
Nous avons livré plus de 1 300 de ces électrolyseurs à des projets en opération actuellement et qui font face à des défis. Et nous apprenons chaque jour de ces défis. Une partie de ces challenges sont notamment liés à ces nouveaux usages : nous utilisons nos systèmes dans de nouveaux environnements avec plus d’énergie renouvelable, ce qui signifie plus d’intermittence. Les systèmes eux-mêmes sont donc plus sollicités et nous découvrons comment adapter nos systèmes pour ces nouvelles utilisations.
En ce qui concerne le risque, je reviens à ce que vous disiez :
Il s’agit vraiment de créer ces partenariats et d’avoir les capacités et la volonté de répartir les risques entre les différentes parties prenantes d’un projet. Nous pensons que c’est vraiment essentiel pour amorcer le développement de cette industrie à grande échelle.
C’est possible de le faire avec quelques projets soigneusement sélectionnés. Il n’est pas possible d’avoir un trop grand nombre de ces projets en même temps. La capacité n’est pas là, et pas spécifiquement pour nous, mais pour l’ensemble du secteur.
Il s’agit donc de prendre le bon risque avec les bons acteurs, et j’entends souvent cette question : « Quelle est la solvabilité de votre entreprise ? Vous savez, quel genre de garanties, de garanties de performance offrez-vous ? » Il faut savoir que nous offrons ces garanties. Depuis des siècles, nous construisons des centrales nucléaires, des aciéries, des lignes d’analyse de gaz, toutes ces pièces d’équipement critiques pour lesquelles vous devez vous porter garant de votre équipement, ce que nous faisons. Mais au-delà de cela, il faut aussi considérer les compensations ou toute autre garanties financières que vous pouvez donner à vos partenaires.
Si vous avez une garantie, une garantie financière, c’est bien. Mais votre équipement, s’il ne fonctionne pas, il ne fonctionne pas. Vous devez donc choisir les partenaires qui sont capables de surmonter la situation et de faire fonctionner votre usine de production d’hydrogène, quoi qu’il en coûte. Et c’est quelque chose que très peu de fournisseurs peuvent faire pour les électrolyseurs. Il s’agit donc de s’associer avec les bonnes personnes pour amorcer la pompe de cette industrie à grande échelle.
NADIM :
En ce qui concerne la prise de risques et la chaîne d’approvisionnement, c’est quelque chose que John Cockerill fait avec votre investissement dans la construction de la gigafactory, compte tenu de l’investissement considérable que vous faites. Pouvez-vous nous en parler un peu ?
NICOLAS :
Oui, encore une fois, c’est une excellente question. Tout d’abord, comme vous l’avez mentionné, nous n’avons pas encore officiellement entamé les travaux, mais nous avons inauguré de notre nouvelle usine aux États-Unis, au Texas, en novembre dernier. Je dis qu’il n’y a pas eu de premier coup de pioche parce qu’il s’agit d’une friche industrielle. Nous avons donc acheté un terrain qui possédait déjà tous les éléments, les bâtiments, les grues, l’infrastructure, le chemin de fer qui arrive directement sur notre site, l’accès à la barge. Notre usine est donc prête. Nous commandons actuellement l’équipement nécessaire pour que l’usine soit opérationnelle à la fin de cette année ou au début de l’année prochaine. Nous serons donc en mesure de faire fonctionner notre premier électrolyseur au début de l’année prochaine. Mais le fait est que nous tirons également parti de nos sociétés sœurs. Nous mettons actuellement en service une usine en France et en Belgique. Nous commençons à construire une autre usine en Inde.
Et nous avons, bien sûr, notre ancienne usine en Chine qui est opérationnelle et qui livre des équipements. Cela signifie que, dès le premier jour, nous sommes en mesure d’apporter certains des composants dans notre usine américain, à partir de ces différentes usines. Cela fait également partie de la réduction des risques d’un projet : nous pouvons commencer à produire, fabriquer et assembler dans notre usine aux États-Unis, au Texas avec le soutien de nos autres usines.
Parallèlement, nous déployons des efforts considérables pour créer un réseau de fournisseurs pour de nombreux composants clés et critiques en Amérique du Nord. Là aussi, il s’agit de trouver les bons partenariats avec des sociétés qui ont une capacité existante pour certains des composants – il peut s’agir de pièces d’acier, de membranes techniques, d’électrodes, de composants d’alimentation, etc.
Et s’engager avec eux suffisamment tôt pour qu’ils disposent d’une capacité à la hauteur de l’ambition de notre gigafactory aux États-Unis. Il s’agit également d’un programme dans lequel vous devez établir des partenariats, non seulement avec vos clients, mais aussi avec vos fournisseurs.
NADIM :
Les projets qui avancent maintenant seront des projets de bonne qualité avec des entreprises sérieuses impliquées qui s’engagent réellement dans la construction de ces projets. Est-ce ainsi que vous voyez les choses ?
NICOLAS :
Oui, vous avez tout à fait raison. Je pense que si je me concentre un peu plus spécifiquement sur les États-Unis, l’IRA, il y a un an et demi, ou presque deux ans, a créé un grand élan. Tous ceux qui avaient un projet dans le domaine des énergies renouvelables se sont dit que c’était aussi l’occasion d’investir dans l’hydrogène vert et d’autres choses de ce genre, et des centaines de projets ont vu le jour, sans qu’il soit nécessaire de faire le moindre marketing. Notre équipe de vente était inondée de demandes de devis, ce qui était beaucoup trop car, de toute façon, l’industrie ne pouvait pas se permettre de construire autant de capacités en même temps.
Puis sont arrivées les orientations de l’IRS sur les modalités d’application de l’IRA. Cela a fait l’effet d’une douche froide pour tout le monde et a permis de trier le nombre de projets, ce qui est une bonne chose, car on peut alors passer à des projets plus solides et plus robustes. Il s’agit donc d’une première sélection. Ensuite, il s’agit de savoir qui sont les acteurs prêts à prendre des risques, et nous sommes heureux de participer à la prise de risques. Ce que nous constatons également, c’est que bon nombre de projets qui représentaient des gigawatts ou 600 MW ou autre, sont maintenant généralement financés par les promoteurs ou les développeurs qui disent : « Allons-y avec une première tranche de 100 ou 200 mégawatts, ou parfois un peu moins, et augmentons la cadence à partir de là ». Je pense que c’est extrêmement raisonnable. Il y a beaucoup de sagesse derrière cela.
Je pense que cela aidera, pour revenir à mon point sur la chaîne d’approvisionnement, à amorcer la pompe, à construire la bonne capacité au bon endroit, et à sélectionner les meilleurs acteurs qui sont suffisamment agiles pour pouvoir redimensionner leur projet et le faire passer au niveau d’ambition suivant une fois que la pompe est amorcée.
NADIM :
En ce qui concerne votre approche spécifique, vous construisez la plupart de vos systèmes électrolyseurs, si j’ai bien compris, autour d’une brique minimum de cinq mégawatts, est-ce exact ? Vous considérez qu’il s’agit là d’un bon compromis ?
NICOLAS :
Oui, c’est exact. Nous avons également testé nos systèmes sur le terrain et sondé le secteur, et le fait que nous soyons dans le secteur depuis plus de 30 ans nous a aidés. Nous disposons d’un large éventail de tailles d’électrolyseurs allant de 100 kilowatts à 6,5 mégawatts. Comme John Cockerill, nous visons plus particulièrement les usines d’hydrogène à l’échelle industrielle. Il y a beaucoup d’autres besoins à plus petite échelle, vous savez, cinq mégawatts, dix mégawatts. Et c’est probablement là que d’autres technologies sont les mieux adaptées. Nous visons les grands projets de production. Et pour ces grands projets, oui, nous sommes convaincus, et ce n’est pas seulement nous, c’est en écoutant nos clients, les sociétés d’ingénierie et beaucoup de grands projets dans le monde, que les stacks de cinq mégawatts, alcalins sous pression à 15 bars c’est probablement la meilleure option.
C’est donc là que se situe notre offre actuelle. Il s’agit donc de la taille minimum de notre stack, d’un électrolyseur. Mais nous pouvons aussi proposer des systèmes qui comprennent un stack et tout le reste de l’installation tout intégrée pour des tailles plus grandes. Ces solution comprennent l’alimentation électrique, l’unité de séparation et la purification, et peuvent être mutualisées dans un système comprenant quatre stacks, soit 20 mégawatts, ou six stacks, soit 30 mégawatts. En Amérique du Nord, nous proposons généralement un système de 30 mégawatts avec une unité de séparation commune pour six électrolyseurs.
NADIM :
C’est très clair. Comme je l’ai mentionné, vous prendrez la parole à la conférence World Hydrogen North America la semaine prochaine à Houston, et nous vous remercions de votre soutien à cet événement. C’est un plaisir de travailler avec l’équipe de John Cockerill et nous sommes impatients de voir vos projets se développer avec succès et de vous voir contribuer à la construction de l’industrie. Merci, Nicolas, d’avoir pris le temps de nous faire part de vos réflexions.